Critique : « Singulier Pluriel », de Lucas Moreno

Quatrième de couverture : Singulier Pluriel est un recueil de neuf nouvelles fortes et originales, souvent sombres et inquiétantes. Les textes de Lucas Moreno naviguent entre les genres : lorgnant tantôt du côté de l’anticipation et de l’étrange, flirtant ailleurs avec le polar naturaliste ou le réalisme magique, ils pourraient se définir avant tout comme des « récits intersticiels » où le cadre fictionnel, extensible à l’envi, permet à l’auteur d’explorer ses obsessions sans se soucier des frontières. On ressort rarement indemne de ces pérégrinations en terres de noirceur, avec pour seuls guides des personnages dysfonctionnels, ballottés dans la tourmente des faux-semblants, des identités multiples, de la schizophrénie, des réalités qui se superposent et dégoulinent de façon malsaine.

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Lucas Moreno est né en 1972 en Uruguay. Arrivé en Suisse à huit ans, il est bilingue espagnol/français, parle l’anglais et l’italien, se débrouille en allemand et baragouine le chinois. Après une maîtrise de lettres en sinologie et histoire des religions, il travaille comme  bassiste, guitariste, professeur de lettres/Histoire dans le secondaire, journaliste, assistant universitaire, traducteur technique et littéraire, formateur pour adultes puis rédacteur aux Services du Parlement suisse.
Aujourd’hui, il se consacre exclusivement à l’écriture. Il compte une vingtaine de publications : textes personnels (un recueil et dix nouvelles) ainsi que traductions de romans, nouvelles et B. D., notamment pour L’Atalante et Les Humanoïdes Associés. On trouve ses nouvelles, saluées par une critique attentive, au sommaire des revues BifrostSolaris et Lunatique ainsi qu’en anthologie.
Début 2007, il cofonde Utopod, émission proposant des lectures de nouvelles francophones de SF, fantastique et fantasy, qu’il dirige et anime jusqu’à la fin de l’émission en novembre 2010. Il a déjà été nominé, à ce titre, pour le Grand prix de l’imaginaire, le Prix Bob Morane et le Prix Imaginales. En 2010, un projet de cycle de nouvelles noires lui vaut de figurer parmi les cinq finalistes du prestigieux Prix de la Fondation Edouard & Maurice Sandoz.

Le recueil de Lucas Moreno est clairement scindé en deux parties bien distinctes. La première partie, qui relève du fantastique, nous plonge dans un présent dérangeant.

Singulier Pluriel

La nouvelle qui donne son titre au recueil ouvre bien évidemment le bal. Et là, le lecteur se prend tout de suite un uppercut en pleine mâchoire, histoire de le laisser groggy pour un bout de temps. 

Écrite à la première personne du singulier, cette nouvelle nous narre les mésaventures d’un jeune type un peu paumé qui rencontre un couple visiblement libéré. Il se rendra compte un peu tard qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences.

À mon humble avis, il s’agit de la meilleure nouvelle de la partie fantastique. Elle est tout simplement sublime.

Le meilleur’ ville dou monde

Même s’il n’avait pas été carrément nommé, on ne pouvait pas ne pas penser à David Lynch en lisant cette nouvelle. Il y a du Twin Peaks dans ce méchant conte macabre dans lequel une petite ville suisse nous est montrée, mais pas obligatoirement sous son meilleur jour.

C’est glauque à souhait, et ça donne des frissons !

Shacham

Ce récit qui flirte très légèrement avec le fantastique se laisse tout à fait lire, et nous montre que l’auteur connait son sujet.

Bien écrit et intriguant.

Dellamorte Dellamore

Karl Delacroix a un problème : sa femme revient d’entre les morts et, régulièrement, il doit l’occire de nouveau afin d’être un peu tranquille. Malheureusement pour lui, son épouse défunte semble avoir un message à lui délivrer. À moins que…

Je dois bien vous avouer ma déception quant à la chute beaucoup trop brutale de cette nouvelle qui partait pourtant bien. Alors qu’on se fait ses films tout le long de la lecture, la résolution qui nous est assénée a de quoi décevoir. Manque peut-être de place pour une vraie fin ?

Dommage, même si tout n’est pas à jeter, loin de là !

Comme au premier jour

Une drôle d’enquête attend l’inspecteur Klaver. Un homme est retrouvé mort, et l’assassin présumé est interrogé par l’officier de police. Tout cela serait d’une banalité affligeante, mais ce serait sans compter sur l’identité de la victime. Ou, du moins, de l’endroit d’où il vient…

Nouvelle au scénario assez malin, qui brouille les pistes de manière subtile, surtout en si peu de pages. On sent que l’auteur a mis là beaucoup de lui-même.

La deuxième partie du recueil nous plonge dans un univers plutôt futuriste.

L’Autre Moi

En juin 2064, à bord d’une station orbitale, une expérience qui doit révolutionner la science est annulée au tout dernier moment. Parallèlement, un gamin qui subit des sévices de la part de son père reçoit l’aide mystérieuse d’un « Autre Moi » qui paraît habiter son être. Les deux histoires semblent liées, mais est-ce bien le même niveau de réalité ?

Voilà, comme mon petit résumé un peu embrouillé le montre peut-être, je ne suis pas sûr d’avoir tout compris à cette nouvelle, pourtant écrite de manière remarquable.

À relire, je pense…

Demain les eidolies

Le professeur Horace Skaninski reçoit une communication holographique d’un homme qui prétend savoir où se trouve Desmond Torrent, son unique sujet d’étude qui a mystérieusement disparu depuis dix ans. Intrigué, Skaninski demande à en savoir plus. On lui fixe un rendez-vous à la Villa Torrent, transformée depuis quelque temps en musée, à la gloire de l’artiste.

Quand je l’ai lue pour la première fois, dans une célèbre revue (Bifrost, pour ne pas la citer), je me souviens très bien avoir été soufflé par le lyrisme et la sensation de vertige provoquée par cette nouvelle. Presque trois ans plus tard, je me suis réjoui de relire cette histoire. Résultat : une nouvelle baffe !

Trouver les mots

Sur une planète lointaine, un groupe de colons tente, par un travail acharné, de créer des conditions de vie acceptables pour tous. Malheureusement, un petit grain de sable va enrailler la belle mécanique, jusqu’au drame finalement prévisible.

Belle nouvelle sur les relations entre les êtres humains, et sur la fragilité, tant physique que psychologique, de l’individu.

PV

Dans un univers plus qu’étrange, un homme se découvre des pouvoirs étonnants : pour échapper à la solitude, il peut se créer une compagne, pour manger, faire apparaitre de la nourriture, etc… Pourtant, il sent bien que dans ce pseudo paradis terrestre, quelque chose ne va pas…

Ecrite à la deuxième personne du singulier, cette nouvelle a un je-ne-sais-quoi d’énervant qui en fait une lecture assez pénible. Il faut attendre la toute fin, et la résolution du mystère, pour se dire que, finalement, on n’a pas perdu son temps.

En conclusion, on a là neuf nouvelles assez hétéroclites (même si on reste peu ou prou à chaque fois dans les genres qui nous intéressent) qui sont toutes liées par une écriture splendide, tout en étant d’une sobriété bienvenue. À la fois belle et efficace.

Ce qui est assez formidable aussi avec cet auteur, c’est qu’il parvient à situer toutes ses nouvelles à l’intérieur des frontières de son pays (ou presque), et à verser quand même dans l’universalisme.

S’il fallait juste émettre un léger bémol, ce serait sur le fait qu’aucune de ces nouvelles n’est inédite. Pas de quoi faire un scandale diplomatique avec la communauté helvétique, bien sûr, mais j’aurais bien aimé savoir qu’une ou deux de ces histoires avaient été spécialement écrites pour le recueil.

Il faut aussi souligner le magnifique travail d’illustration de Krum !

Note : 8 sur 10.

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